Pourquoi était-il nécessaire d’anticiper les effets de la loi du 18 décembre 2023 pour le Plein emploi, qui crée France Travail, sur les statistiques des demandeurs d’emploi ?
Eric Heyer : Cette loi représente un choc très important pour les statistiques de France Travail. Elle va avoir une telle incidence qu’il faut en faciliter la compréhension. Tout d’abord, il faut bien comprendre qu’on n’utilisera plus de la même façon la notion de « demandeurs d’emploi », on préférera parler de personnes inscrites à France Travail. En effet, les bénéficiaires du RSA sont désormais automatiquement inscrits à France Travail, non pas parce qu’ils « demandent » un emploi, mais parce qu’ils sollicitent une allocation. Ensuite, il est important de comprendre qu’on ne parle pas ici de chômage ou de chômeurs : l’inscription à France Travail est une situation administrative, alors que le taux de chômage est calculé par l’Insee sur la base d’une enquête, l’ « enquête Emploi ». C’est ce qu’on appelle le chômage « au sens du Bureau international du travail (BIT) ».
Quelles conséquences vont avoir ces changements sur les chiffres de France Travail, souvent abondamment commentés ?
Désormais, dès que vous demandez le RSA, sans même forcément l’obtenir, vous êtes inscrit à France Travail. Cela va représenter des masses importantes, même si on ne sait pas exactement de quelle ampleur, car ce flux est à venir. Il va falloir expliquer pourquoi les chiffres des inscrits à France Travail se dégradent : est-ce lié à la conjoncture ou est-ce lié à l’application de cette loi qui vise à réactiver des personnes qui étaient dans l’inactivité, mettant sous le radar des personnes qui étaient jusqu’à présent invisibles dans ces statistiques ? Il faudra bien faire la distinction.
« France Travail devra désormais accueillir de 1,5 million à 2 millions de personnes supplémentaires »
Toutes les personnes qui bénéficiaient du RSA au 1er janvier 2025, mais aussi les jeunes suivis par les missions locales et les personnes accompagnées par Cap emploi doivent rejoindre les effectifs d’inscrits à France Travail. Combien de personnes supplémentaires cela représente-t-il pour France Travail ?
Avant le 1er janvier 2025, il y avait environ 2 millions de bénéficiaires du RSA, dont 40 % seulement étaient inscrits à France Travail. L’entrée en vigueur de la réforme représente un choc d’au moins 1,2 million d’inscrits supplémentaires. Parmi les 420 000 jeunes suivis par les missions locales, 30 % seulement étaient inscrits à France Travail : 300 000 devaient s’y ajouter à partir du 1er janvier. L’impact est moins fort pour les personnes accompagnées par Cap emploi, dont la quasi-totalité était déjà inscrite à France Travail. Au total, France Travail devra désormais accueillir de 1,5 million à 2 millions de personnes supplémentaires. Et cela sans prendre en compte les flux à venir.
Les statistiques des inscrits à France Travail évoluent pour faire face à ce choc. En plus des catégories A, B, C, D, E déjà connues, une catégorie F et une catégorie G sont créées. A quelle fin ?
Au sein du groupe de travail du Cnis, nous ne voulions pas que les catégories « traditionnelles », A, B et C soient perturbées par la réforme. Inscrire 1,5 million de personnes que France Travail ne connaît pas, cela pose la question : dans quelles catégories les classer ? Nous avons donc créé la nouvelle catégorie G, qui est une catégorie d’attente, où le nouvel inscrit sera classé tant que l’on n’aura pas les informations permettant de le classer correctement. Les personnes inscrites ne sortiront de cette catégorie d’attente qu’à l’issue de l’entretien que chacune d’entre elles doit avoir avec un conseiller de France Travail. Après cet entretien, la personne passe dans un contrat d’engagement, avec trois types de parcours possibles : le parcours professionnel ; le parcours socio-professionnel et le parcours à vocation d’insertion sociale. Ce dernier est destiné aux personnes inscrites qui ont beaucoup trop de freins pour reprendre le travail et ne sont pas en mesure de rechercher un emploi : elles seront classées dans l’autre nouvelle catégorie, la catégorie F.
-
Personnes inscrites à France Travail et allocataires de l’Assurance chômage : quels rapports ?
Toutes les personnes inscrites à France Travail ne sont pas allocataires de l’Assurance chômage. Elles ne sont notamment pas prises en charge par l’Assurance chômage si elles n'ont pas suffisamment travaillé pour ouvrir un droit ou le recharger, ou si elles sont hors du champ de l'Assurance chômage (une partie de la fonction publique, des démissionnaires et des indépendants).
Les allocataires pris en charge sont ceux qui ont rempli les conditions pour ouvrir un droit à l’Assurance chômage. Ce groupe peut compter en son sein des personnes qui ne sont pas indemnisées, si elles ont :
- perçu un salaire (ou un revenu d’activité non salariée) élevé un mois donné et qui exclut donc la possibilité de cumul allocation-rémunération ;
- ou ont été en arrêt maladie, congé paternité ou congé maternité, et sont alors généralement prises en charge par l’Assurance maladie ;
- ou sont en différé d'indemnisation au début de leur droit.
Les allocataires indemnisés sont, parmi les allocataires pris en charge, ceux qui perçoivent une allocation. Avant l’entrée en vigueur de la loi Plein emploi, environ 40 % des personnes inscrites à France Travail étaient des allocataires indemnisés.
A quel horizon peut-on espérer une stabilisation des statistiques de France Travail ?
La catégorie G va être très importante à analyser. Le nombre va être très fort au début, et c’est normal : on l’a vu, il faut absorber le choc de l’inscription de 1,5 million de personnes supplémentaires. On espère qu’en deux ans, cette catégorie G diminue progressivement pour se maintenir à des niveaux qui correspondraient au flux de nouveaux inscrits. C’est un enjeu très important : c’est ainsi qu’on pourra juger de l’efficacité de cette politique de réactivation des personnes qui sont sorties de l’activité. Si les effectifs au sein de la catégorie G restent très élevés, ce sera le signe que ces personnes ne sont pas réellement accompagnées et que les entretiens prévus ne sont pas réalisés.
« Il serait très étonnant que la loi Plein emploi n’ait aucune incidence sur le chômage au sens du BIT »
Vous évoquiez à l’instant la distinction entre la notion d’inscrit à France Travail et celle de chômeur au sens du Bureau international du travail (BIT), qui sert pour la détermination du taux de chômage. Pourquoi faut-il bien comprendre la différence ?
Le concept du chômage au sens du BIT n’a rien à voir avec les statistiques de France Travail. Il est déterminé par l’enquête Emploi de l'Insee, dans laquelle, pour être considéré comme chômeur, il faut répondre à des critères très précis. La première question, c’est : est-ce que vous travaillez ou pas ? Si vous dites non, parce que vous avez travaillé zéro heure au cours de la période de référence, cette seule réponse ne fait pas de vous un chômeur au sens du BIT. On vous pose une deuxième question : êtes-vous immédiatement disponible ? Si vous dites, par exemple, que vous n'êtes pas disponible parce que vous êtes en formation, vous n’êtes pas considéré comme chômeur. Et si vous répondez oui, ça n’est pas encore suffisant. Il y a un troisième critère à valider pour être considéré comme chômeur au sens du BIT, à savoir : est-ce que vous recherchez activement un emploi ? Si vous répondez non, par exemple parce que vous êtes découragé, vous n’êtes pas considéré comme un chômeur. Il y a ainsi environ 2 millions de chômeurs au sens du BIT.
L’OFCE a publié en avril 2024 une note tentant d’estimer les effets de la loi Plein emploi sur les chiffres du chômage – au-delà, donc, des statistiques de France Travail. Quels pourraient être les effets de la réforme sur le taux de chômage ?
Il serait très étonnant que la loi Plein emploi n’ait aucune incidence sur le chômage au sens du BIT. Mais estimer cette incidence est très difficile. Rappelons qu’il existe un halo du chômage, avec des personnes proches du chômage, parce qu’elles réunissent deux des trois critères que j’évoquais. Il y a en particulier les personnes qui n’ont pas travaillé et qui sont disponibles, mais ne recherchent pas activement un emploi. A l’OFCE, nous avons essayé de regarder si les personnes présentant ces deux caractéristiques pourraient, à la suite de leur inscription automatique à France Travail, se considérer désormais comme à la recherche d’un emploi. Nous avons voulu savoir si cela ne pourrait pas faire augmenter le chômage au sens du BIT. On ne peut pas en être sûrs, car dans le cadre d’une enquête déclarative, tout dépend de la manière dont les personnes vont ressentir leur inscription à France Travail. En outre, l’enquête Emploi ne permet pas de prendre en compte l’ensemble des bénéficiaires du RSA, ce qui nous empêche de bien comprendre qui ils sont. L’Insee va travailler sur ce sujet. Pour l’heure, l’analyse des chiffres sera difficile, et ce alors même que nous, OFCE, anticipons une hausse du chômage en 2025 en raison de la conjoncture.