Le verdict des économistes sur les effets réels de la révolution de l’intelligence artificielle n’est pas encore tombé. De nombreux travaux ont cependant été publiés. On peut y repérer les convergences et les divergences entre les experts quant aux transformations possibles de l’économie avec l’avènement des IA génératives, popularisées par ChatGPT, Gemini, LLaMA ou DeepSeek. Laure Baquero, économiste à l’Unédic, a réalisé ce travail de revue de littérature établissant un panorama des travaux économiques relatifs à l’IA générative et l’emploi. Dans le cadre l’émission « Longue Vue », elle rejoint Vincent Roberti, directeur des services numériques et de la stratégie de la donnée de l’Unédic, pour répondre aux questions du journaliste Vincent Edin. L’intégralité de l’échange est accessible en vidéo ci-dessous. Une version éditée et condensée de cet entretien est proposée ci-après.
Vincent Edin : L’IA suscite les commentaires les plus extrêmes, entre les technophiles un peu béats qui pensent qu’elle va délivrer le travail de toute pénibilité et les pessimistes qui prédisent le chaos et la fin du travail. Quel regard portez-vous sur le lien entre l’émergence de l’IA et l’évolution de l’emploi ?
Laure Baquero : L’intelligence artificielle a acquis assez rapidement le statut de révolution technologique. Elle est associée au phénomène de destruction créatrice, qui conduit à ce qu’une innovation rende obsolète certaines tâches ou à ce qu’elles soient effectuées par la technologie plutôt que par des personnes. Cela peut détruire des emplois, mais dans le même temps, cette innovation peut créer de nouveaux besoins, de nouvelles tâches et donc de nouveaux emplois. Ce qui est attendu de l’intelligence artificielle générative, c’est qu’elle génère des destructions d’emplois, des créations d’emplois et surtout, beaucoup de transformations des emplois existants.
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Vincent Edin : La théorie de la destruction créatrice, on doit ça à Joseph Schumpeter, qui vivait bien avant l’IA. On a pu constater à chaque révolution industrielle que des emplois disparaissaient avec des technologies nouvelles, mais aussi que, bien souvent, les technologies cohabitent. On peut donc imaginer que l’IA ne fera pas disparaître du jour au lendemain des milliers de métiers, non ?
Laure Baquero : En effet, l’IA n’est pas arrivée toute seule, mais bien parce qu’il existait au préalable Internet et les outils informatiques. À la fin des années 1990, la révolution Internet n’a pas détruit tous les emplois ni n’en a créé une infinité d’autres ; c’est ce qui est attendu aussi avec l’IA.
Vincent Roberti : Il n’y a aucun doute sur le fait que l’IA va transformer le travail. Mais comment et dans quelle mesure ? Cela dépendra de la combinatoire qui s’instaurera avec les autres technologies et les usages. Pour les métiers dont beaucoup de tâches peuvent être augmentées ou maîtrisées par une IA, il va y avoir un déséquilibre très fort entre ceux qui sont équipés et ceux qui ne le sont pas. Pour les créatifs, par exemple, cela veut dire une concurrence accrue, notamment sur les tarifs, entre les gens qui utilisent pleinement l’IA et ceux qui ne l’utilisent pas. Cependant, nous avons encore du mal à mesurer comment chaque métier va être transformé, car la technologie évolue extrêmement vite. Il y a des choses qu'on peut faire actuellement qu'on ne pouvait pas faire il y a encore six mois.

Certains emplois peu ou pas qualifiés ne seraient pas du tout concernés par l'IA générative
Vincent Edin : Laure Baquero, vous avez réalisé une revue de littérature sur les différentes études menées pour mesurer l’impact de l’IA sur le travail. Qu’est-ce qu’il en ressort ?
Laure Baquero : On ne connaît pas l’intégralité des capacités de cette technologie. Les économistes s’accordent tout de même pour dire qu’il y aura des effets de substitution pour certains métiers et de valorisation pour d’autres. Dans le premier cas, l’IA va pouvoir effectuer certaines tâches à la place des personnes et dans le second, elle va délivrer les humains de tâches facilement automatisables et libérer du temps pour d’autres missions, peut-être plus qualitatives. Mais où doit-on mettre le curseur ? Quelles professions vont être touchées ? Les économistes ne sont pas d’accord. Est-ce que cela va se limiter aux fonctions administratives, à la comptabilité ? Ou gagner des professions plus qualifiées, comme les juristes, les économistes, les enseignants, les formateurs, les avocats, etc. ? Une des spécificités de l’IA générative, c’est qu’elle ne devrait pas avoir d’effet sur certaines catégories d’emplois : ceux qui relèvent de l’humain, du travail manuel. Certains emplois peu ou pas qualifiés ne seraient ainsi pas du tout concernés.
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Des écarts importants existent dans les scénarios des économistes
Vincent Edin : Quels sont les différents scénarios envisagés ?
Laure Baquero : Entre les différents scénarios des économistes, les écarts sont importants. Le Bureau international du travail (BIT) ou la commission IA en France – qui reprend la même méthode – estiment que 5 % des emplois pourraient être menacés dans les pays dits avancés. Le Fonds monétaire international (FMI) parle plutôt de 33 %. Et du côté des emplois valorisés, le BIT évoque 13 % des emplois quand le FMI annonce 27 %. Ces écarts découlent de différences méthodologiques ou de nomenclatures de métiers, entre les nomenclatures européennes et américaines. Mais aussi de paris divergents sur la vitesse de la propagation de l’IA. En revanche, les travaux s’accordent sur le fait que les effets sur l’emploi seraient plutôt perceptibles dans les économies dites avancées, pour une raison simple : c’est dans ces économies qu’il y a le plus de gens qui travaillent avec des outils informatiques, par rapport aux économies en développement ou émergentes. Autre point de convergence : ce seraient plutôt des emplois de femmes qui seraient menacés, ce qui est lié à la structure du marché du travail. La littérature indique que les femmes occupent proportionnellement plus des emplois qui seraient « à portée » de cette technologie.
Vincent Roberti : Il y a une fourchette très grande parce que nous sommes en plein mouvement, dans une sorte de flou cinétique. Les études qui ont été faites il y a un an ou deux devront être refaites… Par exemple, si l’on combine l’IA générative à la robotisation – qui s’accélère énormément – on peut imaginer que des métiers très manuels seront peut-être bien impactés, finalement.

L'IA est déjà là depuis longtemps et on l'utilise sans s'en apercevoir
Vincent Edin : À propos de la précédente révolution technologique, celle de l’informatique, le prix Nobel d’économie Robert Solow a déclaré : « On voit l’ère de l’informatique partout, sauf dans les statistiques de la productivité ». Que cela vous inspire-t-il ?
Laure Baquero : C’est le « paradoxe de Solow » : alors que les ordinateurs se sont diffusés assez rapidement dans la société, il était attendu d’importants gains de productivité grâce à l’informatisation des emplois. Sauf qu’on ne l’a pas constaté rapidement, et pas partout. Des gains de productivité ont finalement été enregistrés aux États-Unis, mais c’est beaucoup moins le cas en Europe et en France. Le paradoxe demeure. Alors que des gains de productivité sont attendus de la révolution de l’IA générative, ce paradoxe invite à s’interroger : jusqu’où cette révolution va vraiment être intégrée par les entreprises ?
Vincent Edin : On est loin des récits de science-fiction et de la promesse du développement de l’informatique qui nous aurait permis de ne plus travailler que 2 heures par jour… Joue-t-on à se faire peur en parlant de révolution ?
Vincent Roberti : Face à une révolution, il est difficile de comprendre ce qui va émerger à sa suite. Dès lors que l’on a allumé la première ampoule électrique, on ne pouvait pas savoir ce qu’on allait faire plus tard avec cette technologie ! En outre, on parle aujourd’hui de l’IA générative, mais l’IA est déjà là depuis longtemps et on l’utilise sans s’en apercevoir.
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L’IA pourrait être mobilisée pour valoriser les compétences des demandeurs d’emploi
Vincent Edin : Vincent Roberti, vous êtes directeur des services numériques et de la stratégie de la donnée. Qu’est-ce que l’IA générative va changer pour l’Unédic ?
Vincent Roberti : Comme dans n’importe quelle entreprise, cette révolution doit être accompagnée à l’Unédic pour permettre aux différents métiers d’intégrer ces nouveaux outils. L’IA est notamment intéressante dans la communication, pour les études et les simulations de différents scénarios utiles pour éclairer les décisions des partenaires sociaux dans le cadre du pilotage du régime d’assurance chômage et le débat public. Dans tous ces domaines, l’IA générative va intervenir par petites touches, sur certaines tâches qui peuvent être améliorées. Cette transformation ne se fera pas dans une grande vague soudaine, mais elle se fera sans marche arrière. C’est mon rôle, en tant que directeur des services numériques et de la stratégie de la donnée, d’accompagner cette transformation par des formations, des webinaires, etc.

"Nous avons encore du mal à mesurer comment chaque métier va être transformé, car la technologie évolue extrêmement vite", souligne Vincent Roberti (au centre). - Crédit photo : Franck Beloncle
Vincent Edin : Du point de vue de l’Assurance chômage, qu’est-ce que cela va changer ?
Vincent Roberti : L’IA permet l’appariement de données : elle va permettre à une très grande échelle de relier des données entre les offres et les demandes d’emploi et d’élargir les critères de recherche des candidats au-delà du CV, en s’intéressant aux compétences acquises par un individu, qui peuvent être valorisées dans un tout autre domaine que celui dans lequel il a exercé jusqu’ici. Pour prendre un exemple, une agence France Travail de Normandie, en recourant à la méthode de recrutement par simulation (MRS) pour trouver des profils recherchés par une entreprise de fabrication de microcomposants, a eu la surprise de voir émerger le profil d’une dentelière, une profession qui requiert également une forte dextérité manuelle… Mais l’IA ne va pas remplacer les conseillers France Travail. En leur permettant de gagner du temps sur certaines tâches, notamment administratives, elle devrait plutôt libérer du temps pour l’accompagnement social des demandeurs d’emploi. L’humain primera toujours, même s’il est augmenté par l’IA.