Actualité

Intelligence artificielle et transformations du travail : échanges avec Cédric Villani et Laurence Devillers

Le mathématicien Cédric Villani et la chercheuse en intelligence artificielle Laurence Devillers étaient présents à l’Unédic pour un échange sur les conséquences du développement de l’IA sur le travail. Retour sur cette table ronde.

8 décembre 2023

L’intelligence artificielle sera-t-elle le fait économique et social majeur du XXIe siècle ? Alors que l’actualité témoigne quotidiennement des dernières avancées des IA dites génératives, à l’œuvre derrière ChatGPT d’OpenAI ou Google Bard, l’Unédic a demandé à deux experts de venir partager leur vision des enjeux de l’IA, en particulier du point de vue du travail, durant une table ronde intitulée « Faut-il protéger les travailleurs de l’intelligence artificielle ? ». Il s’agissait d’englober deux perspectives : d’abord, les enjeux pour les femmes et les hommes qui travaillent sur et pour l’IA ; ensuite, les craintes des travailleurs pour qui l’IA peut être perçue comme une menace. Cet événement s’inscrivait dans le cadre du Lab de l'Unédic, une démarche d’innovation et de prospective, menée de manière transverse par les équipes de l’Unédic, afin d’anticiper les enjeux pour l’Assurance chômage demain.

Cédric Villani, mathématicien, lauréat de la médaille Fields, ancien député et auteur en 2018 du rapport « Donner un sens à l’intelligence artificielle », a échangé mercredi 29 novembre dans les locaux de l’Unédic avec Laurence Devillers, professeure à Sorbonne Université, chercheuse au Laboratoire interdisciplinaire des sciences du numérique, présidente de la Fondation Blaise Pascal et autrice du livre « Les Robots émotionnels » (éd. de l’Observatoire). Une version condensée et éditée de cette discussion suit.

Laurence Villani et Cédric Villani à l'Unédic
Laurence Devillers (au centre) et Cédric Villani (à dr.) lors de la table ronde « Faut-il protéger les travailleurs de l'intelligence artificielle ?» organisée le 29 novembre 2023 à l'Unédic. Photo : Cédric Helsly

Les prédictions d’une transformation majeure de l’économie par l’intelligence artificielle s’accumulent. Certains sont pourtant sceptiques, à l’image de l’économiste américain Paul Krugman, qui rappelait récemment que les effets économiques de la « révolution Internet » des années 1990 ont été moins tonitruants qu’on pouvait le croire. Dans un monde qui reste largement dominé par des flux physiques -l’énergie, les matières premières, les produits manufacturés- quel peut être l’impact de l’intelligence artificielle ?

Cédric Villani : Les grands enjeux vont rester sur le plan physique, je n’ai aucun doute là-dessus. Les grands problèmes auxquels fait face l’humanité, ce sont des questions écologiques, de vivant, d’énergie, de biologie. L’IA peut apporter une valeur ajoutée sur le plan de l’information, de nouvelles stratégies, de nouveaux usages de la parole, mais ça ne va pas remplacer le fait qu’à la fin, vous devez avoir des joules, des kilos. Ce n’est pas l’IA qui vous permettra d’augmenter beaucoup la productivité de votre mine, ce n’est pas l’IA qui va dispenser le monde de passer à une alimentation plus végétarienne. L’IA peut même être prise au piège des rapports de force politiques. L’IA peut aussi bien aider les scientifiques du GIEC qu’elle peut assister les grands constructeurs automobiles à faire des publicités alléchantes pour vendre un gros SUV !

"Démystifier la machine"

L’irruption de l’intelligence artificielle est accompagnée par des discours catastrophistes, faisant de l’IA une menace existentielle. En prêtant une telle toute puissance à ces machines, ne sous-estimons-nous pas les imperfections de l’IA aujourd’hui et sa capacité à produire du faux ?

Laurence Devillers : Il faut démystifier la machine pour pouvoir innover et créer avec elle. Il faut expliquer comment ça marche. La machine n’a ni intentions, ni émotions, elle ne sait pas ce qui est possible ou impossible, elle n’a pas de notion de ce qui est vrai ou faux, bien ou mal. Et même si l’on projette sur ces machines de l’affect, elles n’en ont pas. L’intelligence humaine, qu’est-ce que c’est ? C’est raisonner à partir de perceptions : des autres, d’une situation, d’un environnement en trois dimensions… Les machines savent bien percevoir, et parfois mieux que nous, par exemple pour détecter des tumeurs sur des radiographies. Mais elles ne savent pas raisonner pour agir. Elles font des calculs hors du champ 3D, de façon livresque. Elles n’ont ni histoire ni culture.

Laurence Devillers
Laurence Devillers estime que les discours présentant l'IA comme « la future bombe atomique »  n'aident pas « les citoyens à comprendre ce qu'il se passe ». Photo : Cédric Helsly

Comment expliquez-vous que l’intelligence artificielle soit un terrain de discussion si propice  aux fantasmes ?

Laurence Devillers : Pourquoi a-t-on autant peur ? Parce qu’on ne connaît pas et parce que l’arrivée de ces machines nous semble très rapide. Il n’y a pas d’éducation autour de ces systèmes : même les experts ont l’air de découvrir ce qui se passe ! Et certains sont aussi dans une amplification de la peur, déclarant que c’est la future bombe atomique… Cela n’aide pas les citoyens à comprendre ce qu’il se passe, à rester éveillés et ouverts à l’apprentissage. 

On sait que les percées en intelligence artificielle sont très consommatrices d’énergie, mais aussi de travail humain et pas seulement des chercheurs et chercheuses qui créent ces nouvelles machines, mais bien d’ouvriers de l’IA, qui sont souvent invisibilisés. N’est-ce pas là qu’il faudrait commencer à « protéger les travailleurs de l’IA » ?

Cédric Villani : Vous dites des ouvriers… Je dirais plutôt des esclaves ! Des travailleurs kényans ont travaillé des milliers d’heures pour optimiser ChatGPT et faire en sorte que les réponses soient les plus fluides possibles et pour brider les tentatives de la machine d’aller sur des terrains politiques. Ils étaient payés 2 dollars de l’heure à peu près. Avec des syndromes de surmenage, de burn-out. Et pour ceux qui doivent travailler à entraîner les machines qui détectent les images violentes, ce sont des cas de syndromes de stress post-traumatique qui apparaissent. Ces travailleurs, qui sont dans la chaîne de l’IA et qui sont cachés, travaillent dans des conditions qui sont proches de l’esclavage.

Cédric Villani
Pour Cédric Villani, « l'IA pose des questions pour certains métiers », tels que celui de programmeur. Photo : Cédric Helsly

"L'IA peut aider à réduire les écarts de compétence"

C’est souvent une crainte d’un remplacement du travail humain par l’intelligence artificielle qui s’exprime. Est-ce vraiment le cœur du problème à vos yeux ?

Laurence Devillers : Je pense que la majeure partie des substitutions auront lieu au niveau des tâches et non des métiers. Le sujet le plus important, même si ce n’est pas le seul, est celui de l’interaction des humains avec les machines. Je vais vous donner un exemple très concret de ce qu’on pourrait apprendre à travailler avec des machines. Il y a de récents travaux de la Harvard Business School qui mettent en évidence plusieurs aspects de cette coopération. Un test a été fait sur plus de 750 consultants, répartis en deux groupes : l’un utilisait ChatGPT 4 et l’autre ne l’utilisait pas. Les trois grands enseignements de cette étude sont intéressants. D’abord, il apparaît que l’IA peut améliorer les performances lorsque la tâche est à sa portée. Cela implique de bien savoir ce que l’on utilise comme IA. Ensuite, il apparaît que plus on utilise l’IA, plus on lui fait confiance, moins on a un esprit critique. Enfin, troisième enseignement : l’IA peut aider à réduire les écarts de compétence entre les employés les plus compétents et les moins compétents. Cela montre qu’il ne faut pas nécessairement s’arc-bouter sur la crainte d’une emprise des IA sur le travail, qu’elles peuvent aussi contribuer à une plus grande égalité dans le travail.

Cédric Villani : L’IA pose des questions pour certains métiers. Programmeur, par exemple : ChatGPT, ça multiplie la quantité de code que vous arrivez à produire, ça diminue les écarts entre le programmeur vedette et celui qui est à la peine, mais il y a deux risques à prendre en compte. D’abord, une forme de normalisation, moins de créativité. Ensuite, et c’est bien plus prégnant, c’est le risque de la perte de compétences individuelles. Si la machine code pour vous, vous êtes beaucoup moins motivé pour maintenir vos compétences en programmation. De la même façon qu’aujourd’hui, vous êtes moins motivés pour faire du calcul mental que du temps où il n’y avait pas de calculatrices !

"Avoir une meilleure vision des rapports de force derrière la technologie"

La diffusion de ces technologies nouvelles pose la question de la formation des actifs et, sans doute, du risque d’une nouvelle fracture numérique. Quelle est votre vision sur ce sujet ?

Cédric Villani : Toute technologie, quand elle arrive, a tendance à accroître les inégalités presque spontanément. Il est donc légitime que tout le monde s’empare du sujet de l’intelligence artificielle. Il ne s’agit pas que tous apprennent à programmer et à faire de l’apprentissage automatique, mais de faire monter en compétences les citoyens, pour qu’ils aient une meilleure vision des rapports de force derrière la technologie. Nous vivons une époque de rétrécissement et de fermeture, que les moyens modernes de communication n’arrivent pas à entraver. Par certains aspects, toutefois, l’IA vient recoller cette fracture. Par exemple, tous les dispositifs utiles pour informer les gens de leurs droits, à travers le numérique. Plein de citoyens ne sont pas au courant ou n’osent pas démarcher l’administration ; l’IA peut contribuer à y remédier. Ensuite, certains outils contribuent à une homogénéisation des compétences de base, comme le soulignait Laurence tout à l’heure. Enfin, l’IA, c’est une technologie qui a la maturité pour toucher à peu près n’importe qui, à condition qu’il y ait un projet politique au service de l’inclusivité. Et bien souvent, c’est le projet politique le facteur limitant.

Laurence Devillers : On manque de vision politique, on pense d’abord économie : l’innovation, la French Tech... Tout cela ne prend pas en compte l’entièreté du problème. Je déplore qu’il n’y ait pas de plan suffisamment construit pour l’éducation. En Chine, en revanche, de véritables armées de gens capables de prendre en compte ces outils ont été mises en place. L’IA pourrait contribuer à libérer les cerveaux, à ouvrir du temps pour la réflexion. Quand on me demande de quoi demain sera fait, je réponds : apprendre plus. Ce n’est pas l’IA qui va résoudre le problème, c’est nous qui allons apprendre mieux !

  • Les perceptions des Français sur les métiers d'avenir

    Le Baromètre de la perception du chômage et de l’emploi, réalisé pour l’Unédic par le cabinet Elabe, inclut dans son quatrième volet paru en décembre 2022 des éléments sur la vision que les Français portent sur les « métiers dans 10 ans ». Cette étude a été réalisée avant la sortie de ChatGPT en novembre 2022. L'IA figure néanmoins parmi les préoccupations des sondés, puisque l'expression « intelligence artificielle » apparaît parmi les 50 mots les plus cités dans la réponse à la question « Si un enfant ou un adolescent vous demandait des conseils pour choisir une voie professionnelle, quel métier ou secteur d’activité lui conseilleriez-vous d’exercer pour qu’il soit assuré de trouver un emploi dans les 10 prochaines années ? ».

    Lire l'étude
Thèmes

Espace presse

Consultez notre espace dédié aux journalistes.

Explorer l'espace presse
Contact presse
Pour toute question, n’hésitez pas à contacter nos équipes.