Les perceptions sur les demandeurs d’emploi et le chômage sont le reflet de nombreux préjugés, souvent alimentés par une méconnaissance des réalités vécues par les personnes privées d’emploi. Pour l’émission de l’Unédic « Longue Vue », le journaliste Vincent Edin a reçu Adrien Smid, consultant senior opinion au sein du cabinet Elabe, qui a participé à la réalisation du 6e volet du Baromètre Unédic de la perception du chômage et de l’emploi, et David Bourguignon, professeur en psychologie sociale et du travail à l’université de Lorraine. L’intégralité de l’échange est accessible en vidéo ci-dessous. Une version éditée et condensée de cet entretien est proposée ci-après.
Vincent Edin. David Bourguignon, vous avez travaillé sur la stigmatisation des chômeurs. Constatez-vous des écarts de perception de l'expérience du chômage selon qu'on s'adresse aux demandeurs d'emploi ou au reste de la population ?
David Bourguignon. Lorsqu’on s’intéresse à la manière dont sont perçus les chômeurs en France, en Belgique ou même dans d’autres pays, on retrouve des idées transverses, avec un petit peu les mêmes mots et les mêmes traits qui ressortent. Les chômeurs sont souvent perçus comme « fainéants », « incompétents », « apathiques ». Nous avons commencé aux alentours des années 2000 avec Ginette Herman à étudier comment les chômeurs se percevaient eux-mêmes. Nous nous sommes intéressés aux effets que pouvaient avoir les stéréotypes relatifs aux chômeurs sur les personnes sans emploi elles-mêmes. Ce que nous avons montré, c’est que les personnes qui y étaient confrontées étaient moins performantes en termes cognitifs, mais également qu’elles étaient moins motivées à rechercher du travail.
Vincent Edin, journaliste, anime les échanges dans "Longue vue", l'émission de l'Unédic. - Crédit : Franck Beloncle
Vincent Edin. Quand on regarde les résultats du Baromètre Unédic, il apparaît que les Français pensent à 75 % que le chômage est une situation subie et que les demandeurs d'emploi n'y sont pour rien. Et pourtant, Adrien Smid, les répondants sont 37 % à estimer que « les gens ne veulent pas travailler », ce qui en fait la première cause perçue du chômage. Comment expliquez-vous ce paradoxe ?
Adrien Smid. Plutôt qu’un paradoxe, je dirais qu’il y a dans notre société deux visions du chômage et des demandeurs d’emploi qui coexistent. La première vision, partagée par une majorité de Français, est celle d’un demandeur d’emploi qui est victime d’une situation qu’il n’a pas choisie. Ces Français ont plutôt tendance, pour expliquer le chômage dans notre pays, à évoquer des causes extérieures aux demandeurs d’emploi : le manque de postes à pourvoir, la faiblesse du dynamisme économique, les évolutions de la société telles que la désindustrialisation ou la robotisation, ou encore, certains pointent du doigt les employeurs trop exigeants au recrutement ou qui préfèrent faire plus avec moins de collaborateurs. En face, on trouve une vision minoritaire qui rend les chômeurs responsables de leur situation. Il existe des critiques fortes à l’égard des demandeurs d’emploi : 37 % des Français les voient comme des fraudeurs et 36 % les voient comme des assistés. Cette critique est souvent ressentie par les demandeurs d’emploi : près d’un sur deux font l’expérience au quotidien de ce qu’on pourrait qualifier d’une forme d’inquisition.
David Bourguignon. Ce paradoxe existait déjà en 2003. En Suède, des chercheurs avaient pu mettre en évidence cette problématique. Ils avaient demandé à des travailleurs et des chômeurs quelle est la cause du chômage. Les gens répondaient, à environ 60 %, le manque d’emploi, donc en faisant référence à l’économie. Suivait alors une question qui était : est-ce que, si les chômeurs le voulaient vraiment, ils pourraient retrouver du travail ? Et 70 % répondaient à cette deuxième question : « si on veut, on peut… » Il y avait une différence pour les personnes sans emploi, qui avaient tendance à accentuer encore plus l’explication en termes de manque d’emploi, mais on voyait quand même apparaître ce paradoxe.
Vincent Edin. Que nous apprend la psychologie sur ce paradoxe ?
David Bourguignon. Du point de vue des travailleurs, on pourrait expliquer ce phénomène notamment par la volonté de garder la vision d’un monde et d’une vie économique justes. Des travaux que nous avons menés avec Charlotte Rauscher de l’université de Strasbourg montrent que l’idéologie de la méritocratie appuie encore la responsabilité que l’on fait peser sur les chômeurs. Plus vous adhérez à cette vision, plus vous allez penser que les chômeurs sont responsables de leur sort. De l’autre côté, les chômeurs ne sont pas prêts à abandonner certaines choses : se dire qu’il n’y a plus de travail, que leur vie dépend des autres, cela nous prive d’un sentiment de contrôle. L’être humain a besoin d’avoir un peu de maîtrise sur sa vie et développe ce qu’on appelle une « illusion positive ». Même s’il est victime de cette vision méritocratique, le demandeur d’emploi peut, lui aussi, partager cette illusion que, « si je le veux vraiment, je peux le faire ». Cela permet de continuer à avancer.
Adrien Smid. J’ajouterais que la perception des causes du chômage évolue dans le temps. Depuis 2020, on voit que cette perception répond à un mécanisme assez simple : lorsque la situation de l’emploi s’améliore, les Français ont plutôt tendance à responsabiliser les demandeurs d’emploi. Ils se disent, pour une partie, que si les demandeurs d’emploi restent au chômage, c’est leur faute : on parle dans le débat public de pénuries de main-d’œuvre, de postes à pourvoir… C’est ce qu’on a observé entre 2020 et 2022. La critique sur le chômeur assisté a progressé de 33 % à 42 %. A l’inverse, on a depuis 2022 une dégradation sur le front du chômage et les Français en sont bien conscients : le regard qu’ils portent sur les demandeurs d’emploi s’adoucit. La critique sur les « chômeurs assistés » est passée de 42 % à 36 %.
60 % des Français sont attachés au modèle de l'Assurance chômage
Vincent Edin. Aujourd’hui, 60% des Français sont attachés au modèle de l'Assurance chômage. C'est un chiffre qui est en progression de 3 points par rapport au précédent volet du Baromètre. Quelle conclusion peut-on en tirer ?
Adrien Smid. Cet attachement majoritaire s’ancre autour de trois piliers. Le premier, c'est que, pour 90% des Français, les allocations chômage sont un droit, puisqu’elles sont issues des cotisations. Le deuxième pilier, c’est la perception, par une très large majorité de Français, de l’Assurance chômage comme un bouclier qui permet de se protéger contre les conséquences de la perte d'emploi. Les Français nous disent également que sans les allocations chômage, les demandeurs d'emploi ne pourraient pas vivre dignement. Enfin, le dernier pilier de l’attachement à l’Assurance chômage, c’est le fait qu’elle est aussi très largement perçue par les Français comme un levier et un facilitateur de changement de vie professionnelle : 9 Français sur 10 nous disent que les allocations chômage peuvent être une aide pour se reconvertir, pour changer d'emploi, pour changer de métier. 6 Français sur 10 vont même jusqu’à nous dire que le chômage peut aussi, dans certains cas, être l'occasion de repenser et de réfléchir à sa vie professionnelle. Au total, les actifs en emploi nous disent que le fait qu'il existe des allocations chômage rend moins risqués les changements de vie professionnelle. Ces changements sont un phénomène massif dans la société : une large majorité d’actifs nous ont dit avoir connu une reconversion, avoir changé d’emploi ou d’employeur. Et parmi ceux-là, 37 % nous disent que, sans les allocations chômage, ils n’auraient jamais pu mener à terme ces changements de vie professionnelle.
Vincent Edin. Adrien Smid souligne que 90 % des Français considèrent que les allocations chômage sont un droit. David Bourguignon, est-ce que cette légitimité est mobilisée par les chômeurs pour rejeter la stigmatisation, se disant : « j’ai travaillé, j’ai cotisé, j’y ai droit » ?
David Bourguignon. Pour la majorité, ils ne le font pas. Il y a très peu de conscientisation du fait qu’on ne choisit pas le chômage et que, si l’on a cotisé, on a droit à l’Assurance chômage. Ce n’est vraiment pas la première pensée qui vient à l’esprit des personnes sans emploi. Je me souviens d'une recherche durant laquelle on travaillait en groupe autour d'une table, je demandais à chacune des personnes : « Est-ce que vous, vous cherchez du boulot ? ». La première me répondait : « Moi je suis très actif, je ne suis pas comme les autres chômeurs, moi je recherche du boulot ! ». Et puis la deuxième : « Oh moi vous savez, j’en suis à mon 500e CV ! ». Et ainsi de suite… Ce qui m’avait impressionné, c’est cette volonté de prendre de la distance par rapport à leur propre groupe. Et lorsque je leur faisais constater qu’autour de la table, tous étaient extrêmement actifs, alors ils changeaient de regard sur qui ils sont et sur ce qu’est le groupe des chômeurs. Ce groupe souffre d’une image à ce point négative que la plupart des gens vont réagir en prenant de la distance par rapport à ce groupe plutôt qu'en essayant de créer du collectif en son sein. Or, beaucoup de travaux montrent que lorsqu’un groupe commence à créer des dynamiques collectives, le groupe peut devenir source de protection et garantir la santé mentale des personnes.
"Plus les personnes sont en contact direct avec les demandeurs d'emploi, moins elles ont de préjugés à l’égard des chômeurs", note David Bourguignon (au centre). - Crédit photo : Franck Beloncle
Vincent Edin. Les Français sont attachés à l’Assurance chômage mais ils ne la connaissent pas très bien. Qu’est-ce que cette méconnaissance entraîne pour les demandeurs d’emploi ?
Adrien Smid. Les Français ont une image déformée du profil des chômeurs : ils surestiment massivement la part des demandeurs d’emploi qui touchent une allocation chômage – pour rappel, en réalité, c’est 4 sur 10. Ils sous-estiment en revanche la proportion de demandeurs d’emploi qui travaillent – sachant qu’en réalité, la moitié travaillent. Les préjugés alimentent en partie les critiques formulées à l’égard des demandeurs d’emploi ou du système d’assurance chômage. Nous avons donc choisi pour ce 6e volet du Baromètre d’exposer les réalités factuelles aux personnes interrogées, puis de leur poser ensuite à nouveau des questions qui leur avaient été posées précédemment. On voit dans ce cas un recul assez net des critiques. Alors que 47 % des personnes jugeaient que la durée moyenne des allocations était trop longue, elles ne sont plus que 38 % à le dire après avoir pris connaissance du fait que la durée moyenne est d’environ 10 mois. Pour aller plus loin, nous avons exposé à nos répondants un cas concret : une personne qui travaillait à temps complet pendant plus de 6 mois, avec un salaire net de 2000 euros mensuel, percevrait en entrant à l’Assurance chômage une indemnisation d’environ 1350 euros net par mois. Eh bien, face à ce cas concret, 57 % des Français nous disent que ce montant est au bon niveau ; 28 % nous disent même qu’il est trop faible et 15 % nous disent qu’il est trop élevé. Sans information, on était à 37 % qui considéraient le montant trop élevé ; en allant au bout de la pédagogie, on tombe à 15 %.
Dans la presse, le sujet du chômage est d'abord abordé sous l'angle des statistiques
Vincent Edin. David Bourguignon, une étude pharaonique a été menée qui se penche sur la manière dont on nous parle des chômeurs dans la presse. Que dit-elle ?
David Bourguignon. C’est un doctorant, Charly Marie, qui a réalisé ce travail, en rassemblant plus de 12 000 articles publiés dans la presse de 2005 à 2022. La première conclusion, assez effarante pour nous, c’est qu’on ne parle quasiment pas des chômeurs. Et quand on l’évoque, c’est à travers des chiffres statistiques froids ou les politiques mises en place. Il n’y a qu’une minorité d’articles qui vont parler des difficultés des êtres humains qui vivent cette situation. La plupart des gens ne reçoivent que peu d’informations sur la réalité du chômage et du vécu des chômeurs. Ce manque d’information est assez criant quand on voit le non-recours aux droits de bon nombre de chômeurs qui eux-mêmes ne sont pas informés. Enfin, je dirais que l’éducation est importante pour diminuer les préjugés, mais le contact l’est encore plus. On a réalisé une étude, toujours avec Charly Marie, en sollicitant des conseillers en emploi en contact plus ou moins direct avec les demandeurs d’emploi. Ce que l’on voyait, c’est que plus ces personnes étaient en contact direct, moins elles avaient de préjugés à l’égard des chômeurs.
Adrien Smid. J’aimerais rebondir sur ce que tu dis, David. Dans le Baromètre, on s’aperçoit que la critique relative à l’assistanat, qui est la plus dure, est, sans surprise, rejetée par une large majorité de demandeurs d’emploi. Parmi les Français qui ont un proche demandeur d’emploi ou ceux qui ont eux-mêmes été au chômage, on est à peu près à 20 % des personnes qui considèrent que les demandeurs d’emploi sont des assistés. Chez la population la plus éloignée du chômage, c’est-à-dire ceux qui ne l’ont jamais connu et qui n’ont personne autour d’eux qui est au chômage, on monte à 50 % de gens qui pensent que les demandeurs d’emploi sont des assistés.
Vincent Edin. Le Baromètre permet aussi de faire ressortir une forte différence entre une majorité de Français qui pensent que les demandeurs d'emploi se considèrent comme des personnes malheureuses, isolées, découragées ; or, Adrien, les demandeurs d’emploi ne se voient pas comme ça.
Adrien Smid. Exactement. Les demandeurs d’emploi refusent la vision culpabilisante, ils nient profiter du système ; c’est assez logique. Mais il est intéressant qu’une majorité refuse la vision du demandeur d’emploi victime : ils ne se voient ni comme des coupables, ni comme des victimes. Les demandeurs d’emploi se considèrent majoritairement comme des personnes persévérantes, dynamiques et courageuses face à la recherche d’emploi. C’est un véritable fossé qui sépare les perceptions des demandeurs d’emploi de celles des non-demandeurs d’emploi.
Vincent Edin. David, que pense la psychologie de ce fossé ?
David Bourguignon. De l’extérieur, on a tendance à responsabiliser les chômeurs, voire à considérer qu’ils doivent être coupables. Et quand on considère la littérature sur les émotions des chômeurs, deux émotions ressortent : la honte et la culpabilité. Avec Manon Balty, une doctorante, nous avons voulu creuser ces émotions. On s’est rendu compte que, oui, certains chômeurs ressentent de la honte et de la culpabilité. Mais, comme évoqué tout à l’heure, beaucoup d’autres voient dans la période du chômage des défis à relever, une période de transition pour rebondir. Il y a bien des émotions négatives, y compris de la colère, mais aussi des émotions positives. C’est parfois très contradictoire et on voit que les chômeurs, ce n’est pas un tout. On assigne à ce groupe un stéréotype, on le réduit à une idée. C’est pourtant un groupe avec beaucoup d’hétérogénéité et d’individualités différentes.